Hypothèses initialesLes facteurs qu'on envisage habituellement en pareilles circonstances incluent le suicide, l'assassinat, l'explosion, les conditions météorologiques, une panne mécanique, des erreurs de navigation et des défaillances humaines. A cette époque, les accidents d'aviation civile étaient rarement des actions terroristes. Par ailleurs les pèlerins catholiques du 13 novembre ne pouvaient guère être soupçonnés d'intentions criminelles et il est normal de constater qu'aucun commentateur ne fait allusion à une violence possible. C'est cependant la thèse que nous adopterons ici: même si le terme de "détournement" appliqué à un vol n'est entré dans la langue française que vers 1967, l'acte criminel luimême a précédé son entrée dans le dictionnaire. L'accident de l'Obiou n'est pas un acte voulu et planifié; il n'est pas du genre de ceux qui se sont produits au Sault-au-Cochon (Québec) en 1949 (explosion, affaire familiale) ou dans le sud-est de l'Asie en l955 (explosion, présence de personnalités politiques) ou en URSS en l983 (attaque d'un avion civil pour empêcher qu'il survole sciemment ou par erreur le territoire soviétique). L'accident de 1950 est la conséquence d'un changement de cap à la verticale de Montélimar: il n'est pas possible d'envisager que parmi les passagers, quelqu'un ait voulu finir ses jours dans le Haut Dévoluy. L'hypothèse d'un suicide ou de l'assassinat ne peut pas être retenue.
L'accident n'est pas non plus dû à une explosion. Les recherches balistiques n'ont pas été très poussées à l'époque mais les débris qu'on a retrouvés ne portent pas les traces caractéristiques d'une explosion à bord de l'avion (déchirures, pièces tordues). La douille d'obus trouvé dans les débris appartenait non au Pèlerin mais à l'avion accidenté en 1946. Cependant, d'après des témoins habitant à quelques kilomètres du lieu d'impact, une double détonation a été entendue: il devait s'agir de l'impact de l'avion avec le sol et de l'explosion d'un réservoir qui s'en est détaché. C'est cette explosion qui a provoqué un début d'incendie mais il n'a pas affecté la carlingue qui n'a ni sauté ni brûlé. Quant à l'éparpillement des débris et d'objets divers dans la Casse Rouge, il ressemble à celui que cause un "bang" interne majeur; mais le sectionnement et la dispersion des pièces s'expliquent par le rebondissement d'une masse qui dévale une pente rocheuse et se désagrège.
Le hasard n'explique pas davantage l'accident. En principe, une telle hypothèse correspond à une activité imprévue qui ne peut être expliquée ni par les lois de la nature ni par les interventions habituelles de l'homme; l'acte n'est ni prémédité ni calculé; il a un caractère aveugle et se situe en dehors des normes et des raisons saisissables. Il n'échappe cependant pas au dessein de l'Etre Suprême qui "prévoit tout," d'où l'appellation d'"acte de Dieu" qu'on lui donne. Il serait trop commode de s'en tenir à cette hypothèse facile. La tragédie de l'Obiou ne peut être un mauvais coup du sort et elle n'a rien à voir avec le quantième du mois—l'accident est en effet survenu un 13. On constate en effet que plusieurs décisions menant toutes directement à la catastrophe ont été prises par des hommes. M. Bellonte qui a mené l'enquête émet donc l'hypothèse d'un mauvais calcul de navigation. Nous ferons également intervenir ce facteur humain mais nous le situerons dans le contexte d'une violence terroriste qui est encore nouvelle à l'époque. L'accident est directement lié à l'action de certains individus. On ne peut donc voir dans le simple hasard la cause de la tragédie des pèlerins canadiens.
Le mauvais temps a dû jouer un rôle l'après-midi du l3 novembre 1950. Une forte nébulosité associée à la présence d'un front chaud et d'une dépression sur les Alpes empêche les navigateurs de pratiquer le vol à vue; par temps clair, ils n'auraient certainement pas confondu le Rhône et la section nord-sud de la Durance; ils n'auraient pas signalé qu'ils survolaient tel poste quand ils ne le faisaient pas et qu'ils abordaient les sommets menaçants des Préalpes. Ils ont fait des erreurs de navigation et ils ne pouvaient pas voir l'Obiou couvert à l00% de nuages; ce type de temps bouché est confirmé par les observateurs au sol qui, entendant le bruit de l'accident du 13 novembre, ont tourné leur regard vers un massif dont les cimes étaient cachées à leurs yeux. Mais le DC 4 peut voler sans visibilité et la présence de nuages n'explique pas tout. Un certain givrage (ou glaçage) a pu se former sur l'avion lorsqu'il s'est trouvé dans une zone montagneuse, ce qui l'a alourdi et qui a affecté au moins momentanément sa stabilité. Une situation de tempête entraîne des turbulences générales que vient sans doute aggraver le profil topographique très abrupt du massif de l'Obiou: sur une distance linéaire très courte, 700 mètres de dénivellation séparent le sommet de la Grande Tête de la base de la Casse Rouge. Un vent de type "rabattant," auréolaire, imprévu et incalculable, s'engouffrant dans le profond hémicycle de la face nord a pu, à la toute dernière minute, happer l'avion américain en l946 et le Pèlerin Canadien quatre ans plus tard; c'est du moins l'hypothèse logique du climatologue C.-P. Péguy.
On considère généralement que la manifestation météorologique la plus dangereuse pour le vol tenait à la circulation d'une immense masse d'air venant de l'Atlantique. Un vent d'ouest, plus précisément d'ouest-nord-ouest, frappait la bordure extérieure des Alpes de Provence et du Dauphiné, itinéraire du CurtissReid. Sa force qui constitue un aspect-clef du vol soulève au moins trois interrogations. La première tient aux informations disponibles; les prévisions correspondaient-elles à la réalité? Des analystes pensent que non; en fait, les estimations italiennes faites à 8h le 13 novembre (l'avion canadien devant alors quitter Rome) parlaient de 40 noeuds mais des sources postérieures en indiquent 20 de plus. Or, la vitesse du vent devient une composante majeure dans le calcul d'une direction de navigation en cas de vent contraire; un vent réel plus fort que le vent prévu déporte l'appareil. Toutes choses étant égales par ailleurs, ce seul calcul à partir d'une donnée éolienne mal évaluée explique que l'avion ait pu se trouver trop à l'est. Mais les choses ne sont pas aussi simples car une deuxième question se pose, celle de la non-concordance des témoignages sur la menace du tassement éolien, cet après-midi-là. Les données que l'on a recueillies au même moment sur l'incidence du vent sur la navigation dans cette zone sont contradictoires, dans des conditions pourtant rigoureusement comparables en altitude et en puissance. D'un côté, d'après un pilote anglais d'Hellenic Airlines qui passait environ une heure avant l'accident du Pèlerin,"les courants descendants sont extrêmement violents; j'ai rencontré une poche d'air qui m'a fait perdre 2 000 pieds [609 mètres] en dépit d'une puissance accrue." D'un autre côté, les autres avions (d'Air France et de British Airways) qui circulent dans la même région presque aux mêmes heures négocient parfaitement la menace de poussée causée par les vents d'ouest. Enfin, il demeure difficile de comprendre pour quelle raison l'équipage de l'appareil canadien, habitué au trajet hebdomadaire Rome-Vallée du Rhône, se laisse si curieusement surprendre ce jour-là, par des vents qui l'entraînent vers les Alpes. A notre avis, le jet stream du 13 novembre ne peut être fatal à un seul avion alors qu'il n'affecte pas les autres vols. Nous en avons la confirmation par ce témoignage d'un navigateur expérimenté qui pilotait un avion dans la vallée rhodanienne à environ une demi-heure de l'appareil montréalais: "le vent à lui seul ne peut rendre compte de la déviation majeure du DC 4 des pèlerins." Par contre, les turbulences le long des pentes et au sommet de l'Obiou nous paraissent pouvoir être un facteur majeur dans l'écrasement d'un avion qui volerait bas.
Le rapport Bellonte fournit sur la Compagnie et sa flotte quelques renseignements. Elle possède des certificats de navigabilité et des états de vol en règle. Le compte rendu des séances québécoises (mars 1951) contient les fiches d'inspection de l'aéronef faites à Montréal le 10 novembre 1950, et à Rome trois jours plus tard. L'avion est équipé d'émetteurs, de récepteurs et d'autres appareils de navigation. Au moment de l'accident, l'appareil ne dépasse pas 90% de son poids autorisé; l'aménagement commercial maximum prévoit sept passagers de plus que le nombre déclaré (cinquante-huit); même avec soixantecinq personnes, la marge de poids réglementaire aurait encore été d'environ 5000 livres. Le pilote, le co-pilote et le chef navigateur ont, chacun, de 3000 à 4000 heures de vol de croisière; la visite médicale la plus récente du pilote remonte à 23 jours: le 8 novembre l950, le "Department of Transport" du Canada a porté la mention A1 à la "medical category" du pilote tout en mentionnant une sinusite qui est d'ailleurs sous médication. L'équipage, en tant qu'équipe complète d'un Curtiss, doit en être à une dizaine de voyages transatlantiques; d'après les informations fournies par la Compagnie, le pilote a traversé 48 fois l'Océan et un autre membre de l'équipage plus de 250 fois. Le rapport de M. Bellonte ajoute que "l'appareil satisfait aux règlementations en vigueur, que le contrôle est correct, que les licences des membres de l'équipage sont en règle et que la Compagnie a reçu les autorisations réglementaires pour l'utilisation des aérodromes français." Il reconnaît donc que l'équipage est compétent et expérimenté.
Ce rapport satisfaisant explique l'attitude officielle d'Ottawa. MontréalMatin du 15 novembre 1950 rapporte les propos du Ministre fédéral des Transports, M. L. Chevrier: pour lui, " le Pèlerin répond parfaitement aux conditions posées par le gouvernement canadien pour l'aviation civile." Cette déclaration est conforme au Mémoire que le Canada dépose durant la phase québécoise de l'enquête de M. Bellonte. Mais étant donné le tour dramatique pris par le vol, ce rapport apparaît trop optimiste. En effet, le dossier du B.E.A. à Paris comporte précisément des lettres "concernant les appareils de la Compagnie Curtiss Reid." Même s'il ne s'agit pas de documents qui concernent directement le vol du 13 novembre l950, il est intéressant de les analyser . Le 28 septembre précédent, le Directeur Général de l'Aéroport de Paris rappelle à la Compagnie—suivant le paragraphe 3 du Règlement de Sécurité Aérienne—les principes du "Contrôle des matériels étrangers" en territoire français.
Les cas litigieux ont été jusqu'à ce jour traités comme suit:
- l'attention du commandant de bord est attirée sur l'état de son appareil; celui-ci fait procéder à la réparation par un exploitant ou par un service agréé; il prend le départ après l'éxécution d'un vol de contrôle;
- le commandant de bord fait procéder à la remise en état par son personnel d'équipage et, dans ce cas après vol de contrôle, il fournit une attestation écrite par laquelle il déclare son matériel en état de marche;
- le Commandant de l'Aéroport estime défectueux l'état du matériel...; il est recommandé de ne pas signer les documents.
Le Directeur de l'Exploitation Aérienne ajoute ce qui suit: "je propose que le Commandant d'Aéroport ait le pouvoir de suspendre le départ jusqu'à réponse du message officiel qu'il est tenu d'adresser à la Compagnie ou au propriétaire intéressé." En fait, la France aurait voulu s'en remettre au rigoureux Bureau Veritas— un organisme privé de contrôle et d'expertise. L'ensemble des documents suggère une différence d'appréciation entre la situation du Pèlerin sur le plan administratif et les inquiétudes que l'état de ses appareils soulève. La plupart des observateurs n'ont pourtant pas réagi devant cet écart pourtant très significatif.
Le C.54B - CF-EDN avait en effet mauvaise réputation, à en juger par ce que disent plusieurs de ses utilisateurs. Lors des traversées précédant celle du 13 novembre, de nombreux passagers se plaignent de l'appareil, de ses retards, du confort limité à bord. Les voyages sont soumis à des itinéraires un peu flous: qui s'attend à arriver ici peut débarquer ailleurs. Au cours du printemps de 1950, des passagers disent avoir eu la peur de leur vie. Au cours de voyages transatlantiques, certains sont assis sur des strapontins. Le 12 août, un Québécois, attiré par la publicité de la compagnie dans Le Devoir, effectue le trajet Paris-Montréal en passant par Londres et Reykjavik, et il souligne les retards pris par le vol. Le même mois, un citoyen de New York raconte les ennuis subis durant la traversée. A la fin d'octobre, certaines difficultés forcent l'appareil à revenir à Montréal; il repart mais il fait froid à bord et les passagers arrivent trop tard à Rome pour la cérémonie de la Proclamation du Dogme de l'Assomption, but premier du voyage. Touché par leur grande déception, Mgr Ira Bourassa de Bromptonville s'en prend rudement au transporteur. Fait assez surprenant, des prêtres et pas seulement des laïcs critiquent les insuffisances de la Compagnie, mais tous ces ecclésiastiques vont se tairent rapidement après l'accident. Par contre, les critiques font l'objet de trois "correctifs" de la part du transporteur; la Compagnie estime que le mécontentement des passagers s'explique par un niveau trop élevé d'exigences: les voyages économiques ne peuvent pas bénéficier d'un moindre coût et en même temps jouir de tous les avantages des voyages à prix plus élevé. Elle souligne aussi que les retards sont dus à des vérifications mécaniques et que c'est bien la preuve du souci de sécurité qui anime la Compagnie.
Selon le rapport de M. Bellonte, ni la qualification de l'équipage ni les caractéristiques de l'appareil ne sont en soi et à elles seules les causes de l'accident. Les conditions techniques satisfaisantes valent pour des situations courantes de vol; en situation anormale, un équipement de niveau simplement suffisant peut s'avérer dramatiquement insuffisant: on peut légitimement se demander si des moteurs en parfait état n'auraient pas mieux résisté aux turbulences dans la région de l'Obiou.
Pour expliquer le désastre, on peut enfin faire intervenir les considérations habituelles sur les faiblesses humaines. Les recherches montrent d'ailleurs que les facteurs humains sont des causes déterminantes dans les accidents aériens. Dans le cas de l'Obiou, l'intervention désastreuse peut être invoquée suivant deux scénarios: soit la combinaison d'erreurs de navigation et de turbulences, soit un détournement.
