ACCIDENT AERIEN DU PELERIN CANADIEN A L'OBIOU EN 1950
par Louis-Edmond HAMELIN, Université Laval

Trois types d'hypothèses ont été avancés pour expliquer l'accident aérien qui a coûté la vie à 58 ou 59 personnes en 1950:
  1. Le suicide d'un passager, l'assassinat, une explosion ou le hasard ne peuvent être retenus; en revanche, le temps médiocre a dû jouer un rôle une fois que le DC 4 s'est trouvé au-dessus du massif montagneux ainsi que l'état relativement mauvais d'un appareil qui n'était entretenu que pour respecter les normes réglementaires minimales.
  2. Selon l'enquête officielle, la catastrophe est la conséquence d'erreurs de navigation.
  3. On peut aussi penser qu'une tentative de détournement de l'appareil aussitôt après son passage au-dessus de Montélimar explique les nombreuses anomalies de la phase terminale du vol.
Le 13 novembre, dans la France alpestre, l'écrasement d'un DC 4 effectuant un vol Rome-Paris-Montréal entraîna la mort de 58 ou 59 personnes, la plupart québécoises. Ce drame a pris une dimension internationale du fait qu'il touchait de près le catholicisme, religion de la plupart des passagers, mais aussi l'Eglise Réformée puisque six protestants se trouvaient dans l'avion accidenté. Il concernait l'Italie, point d'origine du vol, ainsi que la France, site de l'accident et lieu d'inhumation des victimes. Il affectait aussi le Canada et plus particulièrement le Québec, patrie de la plupart des pèlerins qui se trouvaient dans le DC 4. Il convient aussi de se souvenir que l'acident se produisit aux pires moments de la Guerre froide, ce qui pouvait donner une dimension encore plus internationale à des faits déjà peu ordinaires. Par contre, si on envisage l'accident dans sa durée et sa localisation, on constate qu'il concernait un moment et un espace très limités: tout se passa le 13 novembre avant 17 heures (temps universel), entre Rome et la bordure occidentale des Alpes françaises.

L'enquête n'a pu s'appuyer que sur des éléments factuels en nombre limité. D'une part, les conversations à l'intérieur de l'avion n'ont pas été enregistrées. D'autre part, certains éléments essentiels concernant la navigation n'ont pas été retrouvés; des témoignages ont été reconnus "non disponibles." Certaines hypothèses n'ont jamais pu être proposées . On peut légitimement s'étonner de ne pas avoir trouvé trace de l'existence d'un dossier "Obiou" dans les archives de l'Organisation de l'aviation civile internationale à Montréal. Il n'en existe pas non plus à la Gendarmerie Royale du Canada qui se donne pour règle de ne pas "faire d'enquête de cette sorte dans un pays étranger." L'élément le plus professionnel est donc le rapport technique que M. Maurice Bellonte a remis au gouvernement français en 1951. Le changement d'itinéraire après Montélimar, l'accident lui-même, les nombreuses victimes, les débris de l'avion qui ont été retrouvés ainsi que les objets transportés, les archives européennes et canadiennes ainsi que des témoignages d'époque apportent pourtant de précieuses informations sur les circonstances de l'accident et soulèvent bien des interrogations. Cette tragédie aérienne est pourtant demeurée une énigme que n'ont pas dissipée les nombreux reportages sur l'accident et l'émotion profonde qu'il a suscitée et suscite encore aujourd'hui. Des questions majeures n'ont jamais reçu de réponse satisfaisante et aucune Commission judiciaire n'a été nommée pour en apporter. L'étude qui suit se propose de reprendre l'enquête et d'en analyser les causes.
Hypothèses initiales
Les facteurs qu'on envisage habituellement en pareilles circonstances incluent le suicide, l'assassinat, l'explosion, les conditions météorologiques, une panne mécanique, des erreurs de navigation et des défaillances humaines. A cette époque, les accidents d'aviation civile étaient rarement des actions terroristes. Par ailleurs les pèlerins catholiques du 13 novembre ne pouvaient guère être soupçonnés d'intentions criminelles et il est normal de constater qu'aucun commentateur ne fait allusion à une violence possible. C'est cependant la thèse que nous adopterons ici: même si le terme de "détournement" appliqué à un vol n'est entré dans la langue française que vers 1967, l'acte criminel luimême a précédé son entrée dans le dictionnaire. L'accident de l'Obiou n'est pas un acte voulu et planifié; il n'est pas du genre de ceux qui se sont produits au Sault-au-Cochon (Québec) en 1949 (explosion, affaire familiale) ou dans le sud-est de l'Asie en l955 (explosion, présence de personnalités politiques) ou en URSS en l983 (attaque d'un avion civil pour empêcher qu'il survole sciemment ou par erreur le territoire soviétique). L'accident de 1950 est la conséquence d'un changement de cap à la verticale de Montélimar: il n'est pas possible d'envisager que parmi les passagers, quelqu'un ait voulu finir ses jours dans le Haut Dévoluy. L'hypothèse d'un suicide ou de l'assassinat ne peut pas être retenue.

L'accident n'est pas non plus dû à une explosion. Les recherches balistiques n'ont pas été très poussées à l'époque mais les débris qu'on a retrouvés ne portent pas les traces caractéristiques d'une explosion à bord de l'avion (déchirures, pièces tordues). La douille d'obus trouvé dans les débris appartenait non au Pèlerin mais à l'avion accidenté en 1946. Cependant, d'après des témoins habitant à quelques kilomètres du lieu d'impact, une double détonation a été entendue: il devait s'agir de l'impact de l'avion avec le sol et de l'explosion d'un réservoir qui s'en est détaché. C'est cette explosion qui a provoqué un début d'incendie mais il n'a pas affecté la carlingue qui n'a ni sauté ni brûlé. Quant à l'éparpillement des débris et d'objets divers dans la Casse Rouge, il ressemble à celui que cause un "bang" interne majeur; mais le sectionnement et la dispersion des pièces s'expliquent par le rebondissement d'une masse qui dévale une pente rocheuse et se désagrège.

Le hasard n'explique pas davantage l'accident. En principe, une telle hypothèse correspond à une activité imprévue qui ne peut être expliquée ni par les lois de la nature ni par les interventions habituelles de l'homme; l'acte n'est ni prémédité ni calculé; il a un caractère aveugle et se situe en dehors des normes et des raisons saisissables. Il n'échappe cependant pas au dessein de l'Etre Suprême qui "prévoit tout," d'où l'appellation d'"acte de Dieu" qu'on lui donne. Il serait trop commode de s'en tenir à cette hypothèse facile. La tragédie de l'Obiou ne peut être un mauvais coup du sort et elle n'a rien à voir avec le quantième du mois—l'accident est en effet survenu un 13. On constate en effet que plusieurs décisions menant toutes directement à la catastrophe ont été prises par des hommes. M. Bellonte qui a mené l'enquête émet donc l'hypothèse d'un mauvais calcul de navigation. Nous ferons également intervenir ce facteur humain mais nous le situerons dans le contexte d'une violence terroriste qui est encore nouvelle à l'époque. L'accident est directement lié à l'action de certains individus. On ne peut donc voir dans le simple hasard la cause de la tragédie des pèlerins canadiens. 

Le mauvais temps a dû jouer un rôle l'après-midi du l3 novembre 1950. Une forte nébulosité associée à la présence d'un front chaud et d'une dépression sur les Alpes empêche les navigateurs de pratiquer le vol à vue; par temps clair, ils n'auraient certainement pas confondu le Rhône et la section nord-sud de la Durance; ils n'auraient pas signalé qu'ils survolaient tel poste quand ils ne le faisaient pas et qu'ils abordaient les sommets menaçants des Préalpes. Ils ont fait des erreurs de navigation et ils ne pouvaient pas voir l'Obiou couvert à l00% de nuages; ce type de temps bouché est confirmé par les observateurs au sol qui, entendant le bruit de l'accident du 13 novembre, ont tourné leur regard vers un massif dont les cimes étaient cachées à leurs yeux. Mais le DC 4 peut voler sans visibilité et la présence de nuages n'explique pas tout. Un certain givrage (ou glaçage) a pu se former sur l'avion lorsqu'il s'est trouvé dans une zone montagneuse, ce qui l'a alourdi et qui a affecté au moins momentanément sa stabilité. Une situation de tempête entraîne des turbulences générales que vient sans doute aggraver le profil topographique très abrupt du massif de l'Obiou: sur une distance linéaire très courte, 700 mètres de dénivellation séparent le sommet de la Grande Tête de la base de la Casse Rouge. Un vent de type "rabattant," auréolaire, imprévu et incalculable, s'engouffrant dans le profond hémicycle de la face nord a pu, à la toute dernière minute, happer l'avion américain en l946 et le Pèlerin Canadien quatre ans plus tard; c'est du moins l'hypothèse logique du climatologue C.-P. Péguy. 

On considère généralement que la manifestation météorologique la plus dangereuse pour le vol tenait à la circulation d'une immense masse d'air venant de l'Atlantique. Un vent d'ouest, plus précisément d'ouest-nord-ouest, frappait la bordure extérieure des Alpes de Provence et du Dauphiné, itinéraire du CurtissReid. Sa force qui constitue un aspect-clef du vol soulève au moins trois interrogations. La première tient aux informations disponibles; les prévisions correspondaient-elles à la réalité? Des analystes pensent que non; en fait, les estimations italiennes faites à 8h le 13 novembre (l'avion canadien devant alors quitter Rome) parlaient de 40 noeuds mais des sources postérieures en indiquent 20 de plus. Or, la vitesse du vent devient une composante majeure dans le calcul d'une direction de navigation en cas de vent contraire; un vent réel plus fort que le vent prévu déporte l'appareil. Toutes choses étant égales par ailleurs, ce seul calcul à partir d'une donnée éolienne mal évaluée explique que l'avion ait pu se trouver trop à l'est. Mais les choses ne sont pas aussi simples car une deuxième question se pose, celle de la non-concordance des témoignages sur la menace du tassement éolien, cet après-midi-là. Les données que l'on a recueillies au même moment sur l'incidence du vent sur la navigation dans cette zone sont contradictoires, dans des conditions pourtant rigoureusement comparables en altitude et en puissance. D'un côté, d'après un pilote anglais d'Hellenic Airlines qui passait environ une heure avant l'accident du Pèlerin,"les courants descendants sont extrêmement violents; j'ai rencontré une poche d'air qui m'a fait perdre 2 000 pieds [609 mètres] en dépit d'une puissance accrue." D'un autre côté, les autres avions (d'Air France et de British Airways) qui circulent dans la même région presque aux mêmes heures négocient parfaitement la menace de poussée causée par les vents d'ouest. Enfin, il demeure difficile de comprendre pour quelle raison l'équipage de l'appareil canadien, habitué au trajet hebdomadaire Rome-Vallée du Rhône, se laisse si curieusement surprendre ce jour-là, par des vents qui l'entraînent vers les Alpes. A notre avis, le jet stream du 13 novembre ne peut être fatal à un seul avion alors qu'il n'affecte pas les autres vols. Nous en avons la confirmation par ce témoignage d'un navigateur expérimenté qui pilotait un avion dans la vallée rhodanienne à environ une demi-heure de l'appareil montréalais: "le vent à lui seul ne peut rendre compte de la déviation majeure du DC 4 des pèlerins." Par contre, les turbulences le long des pentes et au sommet de l'Obiou nous paraissent pouvoir être un facteur majeur dans l'écrasement d'un avion qui volerait bas.

Le rapport Bellonte fournit sur la Compagnie et sa flotte quelques renseignements. Elle possède des certificats de navigabilité et des états de vol en règle. Le compte rendu des séances québécoises (mars 1951) contient les fiches d'inspection de l'aéronef faites à Montréal le 10 novembre 1950, et à Rome trois jours plus tard. L'avion est équipé d'émetteurs, de récepteurs et d'autres appareils de navigation. Au moment de l'accident, l'appareil ne dépasse pas 90% de son poids autorisé; l'aménagement commercial maximum prévoit sept passagers de plus que le nombre déclaré (cinquante-huit); même avec soixantecinq personnes, la marge de poids réglementaire aurait encore été d'environ 5000 livres. Le pilote, le co-pilote et le chef navigateur ont, chacun, de 3000 à 4000 heures de vol de croisière; la visite médicale la plus récente du pilote remonte à 23 jours: le 8 novembre l950, le "Department of Transport" du Canada a porté la mention A1 à la "medical category" du pilote tout en mentionnant une sinusite qui est d'ailleurs sous médication. L'équipage, en tant qu'équipe complète d'un Curtiss, doit en être à une dizaine de voyages transatlantiques; d'après les informations fournies par la Compagnie, le pilote a traversé 48 fois l'Océan et un autre membre de l'équipage plus de 250 fois. Le rapport de M. Bellonte ajoute que "l'appareil satisfait aux règlementations en vigueur, que le contrôle est correct, que les licences des membres de l'équipage sont en règle et que la Compagnie a reçu les autorisations réglementaires pour l'utilisation des aérodromes français." Il reconnaît donc que l'équipage est compétent et expérimenté.

Ce rapport satisfaisant explique l'attitude officielle d'Ottawa. MontréalMatin du 15 novembre 1950 rapporte les propos du Ministre fédéral des Transports, M. L. Chevrier: pour lui, " le Pèlerin répond parfaitement aux conditions posées par le gouvernement canadien pour l'aviation civile." Cette déclaration est conforme au Mémoire que le Canada dépose durant la phase québécoise de l'enquête de M. Bellonte. Mais étant donné le tour dramatique pris par le vol, ce rapport apparaît trop optimiste. En effet, le dossier du B.E.A. à Paris comporte précisément des lettres "concernant les appareils de la Compagnie Curtiss Reid." Même s'il ne s'agit pas de documents qui concernent directement le vol du 13 novembre l950, il est intéressant de les analyser . Le 28 septembre précédent, le Directeur Général de l'Aéroport de Paris rappelle à la Compagnie—suivant le paragraphe 3 du Règlement de Sécurité Aérienne—les principes du "Contrôle des matériels étrangers" en territoire français.

Les cas litigieux ont été jusqu'à ce jour traités comme suit:
  1. l'attention du commandant de bord est attirée sur l'état de son appareil; celui-ci fait procéder à la réparation par un exploitant ou par un service agréé; il prend le départ après l'éxécution d'un vol de contrôle;
  2. le commandant de bord fait procéder à la remise en état par son personnel d'équipage et, dans ce cas après vol de contrôle, il fournit une attestation écrite par laquelle il déclare son matériel en état de marche;
  3. le Commandant de l'Aéroport estime défectueux l'état du matériel...; il est recommandé de ne pas signer les documents.
Le Directeur de l'Exploitation Aérienne ajoute ce qui suit: "je propose que le Commandant d'Aéroport ait le pouvoir de suspendre le départ jusqu'à réponse du message officiel qu'il est tenu d'adresser à la Compagnie ou au propriétaire intéressé." En fait, la France aurait voulu s'en remettre au rigoureux Bureau Veritas— un organisme privé de contrôle et d'expertise. L'ensemble des documents suggère une différence d'appréciation entre la situation du Pèlerin sur le plan administratif et les inquiétudes que l'état de ses appareils soulève. La plupart des observateurs n'ont pourtant pas réagi devant cet écart pourtant très significatif.

Le C.54B - CF-EDN avait en effet mauvaise réputation, à en juger par ce que disent plusieurs de ses utilisateurs. Lors des traversées précédant celle du 13 novembre, de nombreux passagers se plaignent de l'appareil, de ses retards, du confort limité à bord. Les voyages sont soumis à des itinéraires un peu flous: qui s'attend à arriver ici peut débarquer ailleurs. Au cours du printemps de 1950, des passagers disent avoir eu la peur de leur vie. Au cours de voyages transatlantiques, certains sont assis sur des strapontins. Le 12 août, un Québécois, attiré par la publicité de la compagnie dans Le Devoir, effectue le trajet Paris-Montréal en passant par Londres et Reykjavik, et il souligne les retards pris par le vol. Le même mois, un citoyen de New York raconte les ennuis subis durant la traversée. A la fin d'octobre, certaines difficultés forcent l'appareil à revenir à Montréal; il repart mais il fait froid à bord et les passagers arrivent trop tard à Rome pour la cérémonie de la Proclamation du Dogme de l'Assomption, but premier du voyage. Touché par leur grande déception, Mgr Ira Bourassa de Bromptonville s'en prend rudement au transporteur. Fait assez surprenant, des prêtres et pas seulement des laïcs critiquent les insuffisances de la Compagnie, mais tous ces ecclésiastiques vont se tairent rapidement après l'accident. Par contre, les critiques font l'objet de trois "correctifs" de la part du transporteur; la Compagnie estime que le mécontentement des passagers s'explique par un niveau trop élevé d'exigences: les voyages économiques ne peuvent pas bénéficier d'un moindre coût et en même temps jouir de tous les avantages des voyages à prix plus élevé. Elle souligne aussi que les retards sont dus à des vérifications mécaniques et que c'est bien la preuve du souci de sécurité qui anime la Compagnie.

Selon le rapport de M. Bellonte, ni la qualification de l'équipage ni les caractéristiques de l'appareil ne sont en soi et à elles seules les causes de l'accident. Les conditions techniques satisfaisantes valent pour des situations courantes de vol; en situation anormale, un équipement de niveau simplement suffisant peut s'avérer dramatiquement insuffisant: on peut légitimement se demander si des moteurs en parfait état n'auraient pas mieux résisté aux turbulences dans la région de l'Obiou.

Pour expliquer le désastre, on peut enfin faire intervenir les considérations habituelles sur les faiblesses humaines. Les recherches montrent d'ailleurs que les facteurs humains sont des causes déterminantes dans les accidents aériens. Dans le cas de l'Obiou, l'intervention désastreuse peut être invoquée suivant deux scénarios: soit la combinaison d'erreurs de navigation et de turbulences, soit un détournement.
L'explication par les erreurs de navigation.
Selon la Convention de Varsovie (1929), c'est le pays où se produit l'accident qui doit entreprendre l'enquête et la mener à son terme. En conformité avec ces dispositions, le Secrétariat Général de l'Aviation civile et commerciale de France a nommé, dès le 18 novembre 1950, une commission "aux fins de chercher et d'établir les causes et les circonstances" du vol du 13. M. Maurice Bellonte, l'un des célèbres pionniers des voyages transatlantiques, dirige l'enquête; il vient dans lesAlpes très peu de jours après l'accident car il s'occupe aussi de l'écrasement récent d'un appareil indien dans le massif du Mont Blanc; MM. Joffre, Hoerter et P. Carour l'assistent. Les délibérations ont lieu tant en France (Alpes et Paris) qu'au Canada; des déplacements sur le site de l'Obiou à la Casse Rouge sont organisés pour les experts en novembre-décembre l950 (avec la participation du guide, M. Marius Soden) de même que le 20 juillet l951 (M. Félix Germain).
D'après M. Bellonte, l'itinéraire prévu à Rome n'a pas été suivi, car pour s'écraser sur l'Obiou, après être passé à la verticale de Montélimar, le pilote a dû modifier brusquement le cap de l'avion; or, un pilote ne peut "commettre ce genre d'erreur," écrit-il. L'enquêteur français tente donc de reconstituer le trajet suivi entre la Côte d'Azur et l'Obiou en prenant comme base principale d'évaluation les communications radio air-sol / sol-air, la durée de chaque étape de vol, les conditions météorologiques, la vitesse de l'avion (180 noeuds) et les comptes rendus des voyages précédents.
L'itinéraire reconstitué par M. Bellonte entre la Corse et l'Obiou aurait ainsi comporté trois caps successifs:
1) Vol vers l'ouest-nord-ouest. "De Bastia au point A de la branche est du radio-phare d'Istres, le temps calculé s'établit à 48 minutes. A cause du vent d'ouest, le plan de vol a déjà subi une déviation vers la droite de 5 degrés." Dans cette hypothèse, l'appareil a déjà pris un cap qui entraînera une catastrophe moins de deux heures plus tard.
2) Vol vers l'ouest en évitant les Alpes, c'est-à-dire du point A au point B de la branche est du radio-phare d'Istres. Le point B est déterminé de telle façon que l'avion y parvient dès l6 h 26 (message reçu: "over Istres"); en fait, écrit M. Bellonte, il est à 40 milles nautiques plus à l'est. L'appareil n'atteint donc pas ce point mais il déclare s'y trouver; le dangereux écart s'accentue ensuite.
3) Vol vers le nordnord-ouest, soit du point B jusqu'à l'Obiou. En théorie, l'avion se dirige vers Lyon suivant un cap géographique de 343 degrés mais, comme il s'écrase contre l'Obiou, ce cap aura été en réalité de 360 degrés, soit une différence de l7 degrés. Par conséquent, cet écart est de nouveau supérieur à la dérive prévue. Si, à partir de témoignages au sol, "on admet le passage de l'avion au-dessus de Sisteron [sur la Durance] et à Gap-Tallard, le temps réel de parcours est de 34 minutes. Cette nouvelle différence peut s'expliquer par des caractéristiques de vent autres que celles qui étaient prévues, par une vitesse de l'avion inférieure à celle retenue (et consécutive à une forte turbulence), enfin, par une navigation imprécise après Gap (aller et retour signalés par deux témoins). Cette navigation a été conduite par un équipage qui a toujours pensé longer la vallée du Rhône et qui n'a pas contrôlé son itinéraire par des positions radio avec suffisamment de précision.
L'hypothèse de M. Bellonte soulève néanmoins des interrogations. Il apparaît surprenant que l'idée d'un "trajet raccourci" reste conforme aux premiers commentaires de l'accident, ceux qui sont antérieurs à l'enquête. Dès novembre l950, le Globe and Mail de Toronto rapporte le "shortcut" du pilote. Evidemment, M. Bellonte est en mesure d'évaluer la validité de cette hypothèse hâtive à la lumière des documents dont il dispose. On peut penser que le raccourcissement de l'itinéraire, plutôt que d'être intentionnel, tient en fait à des erreurs de calcul dues à une méconnaissance de la force réelle du vent. Il s'agirait donc d'une déviation de deuxième niveau, conséquence d'une négligence mais qui ne serait pas volontaire. En fait, l'avion vole trop vers l'est et n'atteint jamais la vallée du Rhône pour deux causes qui se combinent: l'erreur de cap depuis Bastia et un vol direct vers le nord à partir du point B. Cette interprétation ne répond pas à toutes les questions qu'on peut se poser. D'abord, même si l'argumentation est probante, elle ne constitue qu'une lecture déductive de la situation; elle ne correspond pas nécessairement à ce qui a pu se passer; elle n'est d'ailleurs présentée que comme hypothèse. Le scénario proposé conduit à considérer comme fausses la dernière moitié des liaisons air-sol: les renseignements fournis par l'équipage qui annonce qu'il survole le poste X, c'est-à-dire qu'il est au-dessus ("over") d'un point précis n'auraient pas été exactes. Pour expliquer ces erreurs, l'enquêteur émet l'hypothèse d'un vol "à l'estime." Mais cela signifie que l'appareil aurait navigué dans ces conditions pendant plus d'une heure sans que personne ne s'en inquiète: ni l'équipage qui ne vérifie pas sa position au-dessus d'Istres ni le sol qui ne réagit pas à l'inexactitude des renseignements fournis par l'avion. Un gros porteur peut-il demeurer aussi longtemps dans l'erreur sans que l'alerte soit donnée ? "Une telle négligence du pilote est peu explicable," remarque un navigateur expérimenté. Il est vrai que les instruments de navigation aérienne ne permettent pas à toutes les stations terrestres de déterminer exactement la position de l'avion. Il reste que les communications air-sol / sol-air ont donné l'impression d'être normales. Selon les archives de l'important Centre de circulation aérienne d'Aix, "l'émission et la réception de part et d'autre ont toujours été excellentes. . . De Bastia à son dernier contact (Montélimar), l'avion a parfaitement travaillé."
On peut enfin faire remarquer que l'interprétation officielle qui tient compte des instructions reçues ne s'intéresse qu'aux aspects techniques du vol; l'enquête n'a pas eu pour mission d'étudier les liens possibles entre le vol et certaines anomalies identifiées par ailleurs; le champ de l'enquête a donc été limité. Cependant, pour le Canada, pour le Québec et aussi pour l'Eglise, les conclusions de cette enquête étaient d'autant plus acceptables qu'elles étaient signées par un expert étranger célèbre et portaient la marque de l'objectivité. Tous les interlocuteurs majeurs s'en montrèrent satisfaits. Aucune commission fédérale ou provinciale ne vit le jour. L'idée d'aborder le problème dans un cadre plus général fut abandonnée. L'enquête ne fut pas poussée plus loin.
L'hypothèse d'un détournement
N'est-il pas possible d'envisager une autre hypothèse, celle d'un détournement à connotation politique ? Il s'agirait alors d'un acte de violence qui ne resterait malheureusement pas le seul cas de ce genre dans l'histoire de l'aviation civile. Cette interprétation se présente comme la déduction logique de certains faits de navigation; elle rend parfaitement compte de la plupart des anomalies qui caractérisent  le vol et elle est même conforme à la situation internationale du moment.
Le trajet suivi le 13 novembre se partage en deux parties fort différentes: l'une est normale; elle va de Rome à Montélimar; l'autre, qui correspond à un intinéraire de Montélimar en direction de l'Est, n'est pas normale.L'itinéraire proposé ici est différent de celui que M. Bellonte a reconstruit:
  1. Section Rome-Montélimar. L'équipage suit fidèlement le plan de vol établi à Rome avant le départ. Cette portion du voyage dure 2 h 28 et se fait probablement sans histoire. Suivant un manuscrit retrouvé sur place, "l'avion est plus stable que le bateau" (le rédacteur de cette note avait quitté Québec sur le Columbia le 13 octobre). L'appareil passe à la verticale ("over") des stations de Bastia, d'Istres et de Montélimar, conformément à ce que précisent les messages air-sol / sol-air. L'équipage, qui a l'habitude de cet itinéraire, ne sent pas le besoin de vérifier davantage sa position. Jusque-là, le vol doit ressembler aux précédents. Rien n'indique un trajet différent de celui qui a été prévu à Rome et accepté par l'équipage.
  2. Section Montélimar-Obiou. C'est à partir de Montélimar que l'appareil commence à dévier par rapport à son plan de vol. Très peu de temps après le dernier contact radio régulier à 16 h 44, des événements dramatiques se produisent à bord de l'avion et qui sont la cause d'un changement de cap majeur. L'appareil abandonne la direction nord, celle qui aurait dû le mener au-dessus de Lyon, et il prend un cap est; en d'autres termes, plutôt que de continuer de naviguer sur 350-355 degrés environ, il commence à le faire sur 40 à 45. Si l'on met en rapport direct Montélimar et l'Obiou, le cap paraît plutôt être est-nord-est, suivant une direction de 70 à 75 degrés, mais il est impossible de penser que l'équipage se dirige sciemment sur l'Obiou. A Montélimar, le changement de cap se présente comme étant de forte amplitude; il est donc probable qu'il a été pris par un pilote dans un état nerveux anormal et qu'il a dû inquiéter des passagers normalement craintifs et sensibles. En fait, entre Montélimar et l'Obiou, le cap n'est d'ailleurs pas rectiligne: il oscille par à-coups brusques et fréquents. Dans cette section du vol, l'irrégularité directionnelle caractérise le déplacement de l'avion; l'équipage essaie-t-il de s'opposer à une forme de violence? De toute façon pour s'écraser contre l'Obiou après être passé à Montélimar, le Pèlerin a dû clairement quitter la vallée du Rhône.
On constate que la déviation—même si le cap varie d'un moment à l'autre—n'est pas plus une hypothèse que l'accident lui-même; les deux faits sont inséparablement liés: l'écrasement de l'appareil contre la montagne se produit dans le prolongement général de la direction insolite prise à Montélimar. Lorsqu'un accident mortel de ce type intervient sur une autoroute, il se peut qu'on retrouve l'automobile écrasée contre un arbre très à l'écart de cette route. Pour présumer qu'il y a eu dérapage, il n'est pas nécessaire d'avoir été témoin de l'accident ou d'en retrouver un enregistrement; l'objet de l'enquête qui suit vise immédiatement à déterminer les causes de ce dérapage. Il doit en être de même pour l'avion de l950: l'autoroute, c'est la vallée du Rhône, l'arbre contre lequel s'écrase le véhicule, c'est l'Obiou. Le dérapage est trop brutal pour avoir été normal. En outre, on est assuré qu'il s'est produit peu après 16 h 44. L'analogie avec la voiture accidentée s'arrête ici, car l'accident du Pèlerin, lui, ne fera pas l'objet d'une enquête menée par une Commission qui serait chargée d'étudier l'ensemble des données et non seulement les aspects techniques de l'accident.
A Montélimar, le changement de cap ne peut être l'effet de turbulences. De toute façon, un pilote expérimenté aurait repris immédiatement son appareil en main si tel avait été le cas. Une pareille modification de cap ne correspond pas non plus à un ajustement normal du plan de vol. Si l'avion commence sa déviation fatale à l6h 45, s'il se déplace à la vitesse prévue mais avec un vent d'ouest favorable de 40 noeuds, il devrait bien atteindre le sommet de l'Obiou à l6 h 56, ou quelques minutes plus tard s'il y a eu des hésitations d'orientation.
La présentation de cette hypothèse hardie et dont les aspects politiques sont évidents peut permettre au lecteur de comprendre ce qui s'est passé. L'accident se présente comme directement lié à un changement de cap brutal qui peut apparaître comme la réponse obligée à un ordre donné à l'équipage. On retrouve souvent ce bizarre changement de cap dans les détournements, surtout dans ceux qui ne sont pas commandés par des professionnels. Le pèlerinage se transforme alors en "affaire." La piété des voyageurs n'est plus au premier plan; les pauvres pèlerins ne sont plus que des épiphénomènes; les choses prennent plus d'importance que les personnes; ce ne sont plus des considérations religieuses qui l'emportent mais des questions pratiques dont dépend le sort de l'avion. A considérer la journée du 13 novembre avec toutes ses anomalies, l'hypothèse criminelle de l'accident n'est pas tellement étonnante.
A Montélimar, l'ordre irréfléchi qui est donné au pilote a toutes les chances de conduire à une catastrophe. Il faut bien prendre conscience que la nouvelle direction va faire entrer le Pèlerin dans un autre compartiment météorologique et topographique: le DC 4 pénètre dans une zone dangereuse jusqu'alors sagement évitée par le pilote. D'après la Direction nationale de la météorologie française qui a bien voulu analyser pour nous le temps qu'il faisait le 13 novembre, "l'air polaire maritime chaud, coincé entre le massif alpin et le front froid situé plus au nord, devient convectivement instable par soulèvement frontal et orographique...; à 2960 mètres, la température est d'environ 4 degrés Celsius." En montagne, les précipitations fines et le refroidissement créent des conditions de givrage; l'ennuagement s'accentue; la turbulence générale et l'agitation violente de l'air en topographie heurtée rendent dangereuse toute navigation qui irait raser des sommets. De telles circonstances vont beaucoup exiger et de l'avion et de l'équipage. En ce qui concerne l'altitude, l'appareil, après avoir été forcé de quitter la vallée sûre du Rhône où il volait à 2745 m, ne pouvait sans risque poursuivre son vol à cette altitude en haute montagne; il lui fallait monter plus haut pour ne pas être localement victime d'un trou d'air, comme en avait rencontré l'appareil grec. Le Pèlerin a-t-il pris de l'altitude? Il semble que oui, étant donné les 3810 m qu'indique l'altimètre retrouvé dans les débris; mais à une telle hauteur, l'avion n'aurait pas heurté l'Obiou. Il faut donc en déduire soit que le cadran ne fonctionnait pas—chose impossible—, soit que le choc initial, puis ceux auxquels a été soumise la cabine de pilotage sur les pentes de la montagne ou d'autres causes inconnues ont modifié l'état des données enregistrées.
Le brusque changement de cap, le choix d'une direction menant l'appareil vers les montagnes ne peuvent être des décisions prises par des navigateurs de métier. Ceci laisse donc penser que quelqu'un à bord a pris en main le voyage de retour vers le Canada, voyage qui, jusqu'à Montélimar, avait été parfaitement régulier. A cet endroit, des "détourneurs," sans doute inexpérimentés, croient peut-être l'avion apte à éviter les sommets périphériques des Alpes; l'écrasement contre l'Obiou prouve qu'ils se sont trompés, même si ce fut de peu. Le détournement nous semble être l'hypothèse la plus satisfaisante pour expliquer l'accident de l'avion canadien le 13 novembre l950. Il met en relation logique d'une part le dernier message de l6 h 44 à Montélimar et d'autre part le lieu même de l'accident atteint vers l7 heures. Quelques minutes avant la catastrophe, des données instrumentales indiquent que l'appareil a repris la direction de la vallée du Rhône, ce qui suggère que l'équipage a dû reprendre l'appareil en main, mais qu'il est trop tard pour éviter la montagne.
En outre, la présence d'un clandestin qui est une hypothèse vraisemblable dans le cas d'un détournement, n'est pas impossible pour l'avion canadien: le relâchement des normes de sécurité lors de l'embarquement à Rome va dans le sens de cette hypothèse qui est aussi confirmée par la découverte en septembre 1951 d'un cadavre supplémentaire dans la montagne, le nombre officiel de victimes devant être de 58. Enfin, un détournement est rendu plausible par la présence d'un montant élevé de dollars, d'objets et de documents écrits insolites dans les débris d'un pèlerinage de pieux catholiques.
Ces considérations techniques ne fournissent cependant pas de mobile politique pour justifier une escale supplémentaire à imposer à ce vol de retour. Un début de réponse peut être apporté par la situation internationale qui était à l'époque très conflictuelle; nous avons analysé ailleurs ces circonstances qui sont liées à la Guerre Froide et à l'Année Sainte.
ConclusionSelon notre hypothèse, l'accident de l'Obiou présente deux aspects bien particuliers:
  1. sa localisation à l'écart de la vallée du Rhône est directement liée à un changement de cap qui peut être décidé par la présence à bord d'objets précieux. Sans déviation, il n'y aurait pas eu de catastrophe;
  1. l'accident luimême est provoqué par la convergence de causes humaines et matérielles mineures mais nombreuses après le passage au-dessus de Montélimar: erreurs de navigation dues à l'incompétence des"détourneurs," documents de vol imprécis, assistance au sol insuffisante, pression psychologique sur l'équipage, encombrement possible de la cabine de pilotage, tentative de la part de l'équipage de s'opposer au détournement, inexpérience des actes de terrorisme. Il faut aussi prendre en compte la puissance limitée des moteurs de l'appareil et la présence de turbulences atmosphériques importantes dans la région de l'Obiou. La défaillance mécanique semble être moins structurelle que circonstancielle. Les faiblesses techniques n'auraient pas eu de conséquences dramatiques en situation normale; le détournement a entraîné des conditions difficiles de navigation dans une zone montagneuse critique; le seuil de sécurité a été dépassé. 
Bibliographie sommaire
  • P. Barnola et J.-M. Faure. L'Obiou. La Mure. A compte d'auteur, 1982, 77 p.
  • M. Bellonte et al. Rapport final d'enquête sur l'accident survenu au Mont Obiou (Isère) le l3 novembre 1950 à l'avion C.54B CF EDN de la compagnie CurtissReid Flying Service Ltd. Paris: Ministère des Travaux publics, des Transports et du Tourisme, 1951, 25 p.
  • Canada, Archives nationales. Ottawa. l950-l955. Fonds et dossiers.
  • Félix Germain.L'Opération "Obiou. Rapport de la Fédération Française de la Montagne, Grenoble, 1950. 9 p.
  • Louis-Edmond Hamelin et Paul Dupré. L'Obiou entre Dieu et diable. Montréal: Méridien, l990, 225 p. + l6 p. d'illustrations. Rééditer par la Librairie des Alpes à Grenoble
  • U. Villeneuve. La Tragédie de l'Obiou. Québec: Gidan, 1950. Sans pagination.
  • Le 93e RAM (historique)
  • Documents officiels
  • Liste des passagers (en ligne) 
  • Enquête de gendarmerie (en ligne)
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