Mémoires et témoignages

L'accident de l'Obiou : M. DESMOULINS Henry, Equipe d ’urgence de la Croix Rouge.
 

« Le 11 novembre 1954, j’avais 24 ans et j’était étudiant à Lyon. J’était venu passer en famille ce week-end triste et mouillé d’un automne médiocre. Le Mardi 13 au soir, je me trouvais en transit à Grenoble pour regagner Lyon par un train tardif. Par hasard, j’entendis le journal radiondiffusé de 20h30 qui annonçait la disparition d’un long courrier, très vraisemblablement dans le secteur de l’Obiou. Ce vieil Obiou venait donc encore de faire des siennes, quatre ans après la disparition de la « forteresse » américaine….Je téléphonais immédiatement à Jean MOREL pour me mettre à disposition. Il avait en effet créé en 43-44
une équipe d’urgence dépendant de la Croix Rouge Française à la Mure. Avec mes camarades, nous avions oeuvré dans cette équipe au cours des hostilités de la Libération. Et bien après dans les reconnaissances d’identités des tués. Plus tard, ces équipes s’étaient intégrées dans le Secours en Montagne de l’Isère que présidait Félix GERMAIN, avec Jean MOREL comme responsable à la Mure. La section de Grenoble de la S.D.S.M. et la sous-ection muroise s’étaient déjà illustrées au cours de sauvetages difficiles, aussi bien en paroi que lors de catastrophes aériennes, dans les massifs dauphinois.

La réponse de Jean MOREL fut simple et nette : « remonte avec le secours en Montagne de Grenoble et retrouve nous à Pellafol ». Je quittais donc Grenoble dans la nuit avec JAUDEL et son groupe. Vers cinq heures je cherchais vainement les murois à Pellafol. Le planning établi entretemps les avaient dirigés vers la Posterle, avec mission d’explorer les pentes Sud-Est et Sud du Petit-Obiou jusqu’aux crêtes. Les croyants déjà sur le chemin du col de la Sambue, je m’intégrais à une forte équipe de CRS et de gars du coin dont l’objectif était le rattissage du Grand-Vallon ainsi que des casses sous le col du Petit-Obiou. La jonction était envisagée avec le groupe de la Posterle. Le chemin forestier du col de la Sambue était encore à l’état embryonnaire, encombré de troncs et de branchages. Au-delà du col, il n’y avait plus qu’un sentier en mauvais état. La montée dans une nuit d’encre, sous une pluie fluide et glaciale, laissait mal augurer de ce que nous allions trouver plus haut, où nous attendait effectivement une « bise pisseuse » à décorner les boeufs. Partis des Payas vers 5h30, nous fûmes au Grand-Vallon vers 8h00. Un jour blafard nous avait accueilli au col des Faisses, dans un brouillard encore peu épais qui cachait la tête et la queue de la colonne, semblant renforcer nos odeurs de chien mouillé mais estomper nos jurons. Au Vallon, nous fûmes répartis en plusieurs groupes avant de nous partager le secteur. La visibilité était réduite à une centaine de mètres. L’ensemble du groupe disposait de deux talkies-walkies rescapés de l’armée, sur la fréquence du P.C. installé côté Posterle. Chaque groupe était encadré par des C.R.S. ou des gendarmes. Le matériel se limitait à deux ou trois cordes en chanvres de 10 mm, une paire de crampons pour 8 et deux ou trois piolets. Ni pitons ni mousquetons, pas plus que de baudrier. Nous étions dans l’immédiat après-guerre, le matériel était réduit à sa plus simple expression et l’habillement venait des surplus américains, en fait des parkas plus ou moins imperméables. Les plus chanceux avaient des chaussures à ailes de mouche, les semelles VIBRAM commençant tout juste à être commercialisées ; la plupart n’avait que des chaussures de ski de l’époque, à double laçage et semelles vaguement crantées.


Je m’en fus avec le groupe du haut, montant avec précaution sur un verglas humide, dans un brouillard de plus en plus épais. Nous tremblions de froid (et peut-être aussi d’angoisse) malgré l’effort le long de la piste qui existait déjà mais qui était moins bien tracée que de nos jours. Nous faisions de larges incursions de part et d’autre, nous hélant sans arrêt et criant pour nous réchauffer. Nous n’étions pas les seuls à souffrir du froid et de l’humidité : les talkies-walkies n’aimaient pas ça du tout et refusaient d’être clairs, nous transmettant seulement une bonne friture avec quelques brides de messages par-ci, par-là.


Vers 12h00, nous atteignîmes le sentier horizontal qui nous conduit à la grotte à glace ou nous pûmes manger un peu, relativement au chaud. Pendant ce temps, trois C.R.S. montaient au col et, tant bien que mal, posaient une main courante. A trois ou quatre, nous partîmes explorer les uns les casses Petit-Obiou les autres côté « grottes à Guano » puis, nous dirigeant vers le col, nous nous regroupâmes. Les pierrailles étaient soudées par le gel, sans une seule chute de pierre mais terriblement glissantes. Depuis le niveau des grottes, nous trouvions sans arrêt images pieuses, photographies, lambeaux de vêtements. Persuadés que nous étions
près du lieu de la catastrophe, une ardeur juvénile, nous allumait, nous réchauffait et nous faisait oublier le temps qui passait. Hélas, tous les sauveteurs dans tous les azimuts en étaient au même point : le violent vent d’ouest avait « emballé » la totalité du massif dans le même nuage de papiers et de débris épars. Quelques uns d’entre nous, épuisés, renoncèrent et entreprirent une descente très inconfortable dans la tourmente de neige qui venait de se lever.

Trois des plus intrépides allèrent jusqu’à l’entrée du passage des « cravates » où, surppris par la neige, ils bivouaquèrent derrière un mur de pierres arrachées au sol gelé. Ils redescendirent le lendemain par la cheminée du Petit-Obiou en face Sud-Est. La plus grosse partie de la trouppe, restée sous le col, reçut enfin l’ordre de repli général, l’avion ayant été repéré sur Casse Fouira depuis le Petit Endroit. La descente fut longue et douloureuse, agrémentée de nombreuses chutes. Nous prîmes la direction de la Croix de la Pigne où notre arrivée passa inaperçue. Finalement, un habitant, connu de ma famille, nous ouvrit sa grange et nous offrit le vin chaud. Je n’ai pas mémoire d’avoir souffert d’insomnies cette nuit-là.

Le lendemain, un regroupement des équipes eut lieu à la Posterle d’où nous partîmes très nombreux pour les opérations de sauvetage. Jamais, je ne vis autant de monde passer le « Petit-endroit », lentement et dans une queue leu leu interminable. Le passage, aussi bien à la montée que du côté de la Casse Fouira, avait été équipé de façon remarquable par les CRS et les chasseurs alpins. Il faisait relativement beau mais très froid avec une bonne bise venue de Matheysine. Pas une pierre ne bougeait dans les casses où nous arrivâmes vers 11h00.

L’horrible spectacle qui nous attendait posa problème à un bon nombre d’entre nous. Plusieurs centaines de sauveteurs allaient et venaient sur la casse en silence, s’efforçant d’arracher à coups de piolet les restes humains collés au sol par le gel le vent hurlait sous la paroi encore à moitié encapuchonnée. Une cordée essayait de monter sur les vires, jetant les couloirs verticaux quantités d’objets hétéroclites, récupérant même les valeurs expulsées de valises éventrées, ensachant des débris humains.

Bien qu’aguerri par les années de guerre et coutumier des amphis d’anatomie, j’étais vaguement écoeuré et ne mangeais point. Epuisé par ces 36 heures de course, je déclarais forfait et me vis prié, un peu rudement, de redescendre au pays civilisé où on m’attendait pour d’autres besognes. Partis vers 14 heures, nous parvînmes en un petit groupe à la Croix de la Pigne vers 17 heures 30. Nous devions préparer l’arrivée des dépouilles (ou tout au moins ce qui en restait) et régler de nombreux problèmes médico-légaux, judiciaires et funèbres, auquels j’était habitué. Nous regagnâmes nos paillasses après minuit. Les jours qui suivirent furent tout aussi pénibles mais cela est une autre histoire qui n’a rien à voir avec la montagne.

Je revins dans la Casse Fouira en juin suivant, dans une petite équipe chargée d’accompagner la mission d’enquête dirigée par Bellonte. Nous reperâmes pas mal d’objets à moitié enfouis dans la neige. Les conditions d’enneigement de la paroi ne permirent pas de monter très haut, là où la montagne commençait à accumuler des restes humains et des bagages éventrés. Cette course effectuée par un beau temps fut décevante quant à ces résultats. J’appris plus tard qu’elle s’intégrait dans le contexte d’une action judiciaire engagée à l’encontre de pilleurs d’épaves qui avaient opérés à la fin de l’hiver et dans de très dures conditions. Ils avaient ainsi récupéré un certain nombre d’objets de valeur éparpillés dans la paroi et sur le nevé. Un procès eut lieu ; il ne donna lieu à aucune considération technique sur cette hivernale…


 

Expédition Jean Morel en Juillet 1951
Jean MOREL, Paul ARTAUD, Jean HEMOND, inconnu, inconnu, Henri DESMOULINS (de gauche à droite)
(photo transmise par Henri DESMOULINS)
 

En juillet 1951, Jean Morel, à la demande de la préfecture de l’Isère, monte une expédition dans la paroi pour récupérer ce qui pouvait encore l’être. Nous fûmes assez nombreux à faire cette course, explorant systématiquement les vires sous l’autorité bienveillante et technique de notre ami Paul ARTHAUD.Le temps était au grand beau, le Grand-Obiou débonnaire encore paré ci et là de congères nous fit oublier les souffrances de l’automne précédent. Notre récolte fut abondante, mais sans grande valeur : nous n’avions pas l’étoffe de pilleurs d’épaves.

L’automne suivant, j’accompagnais à nouveau les services aériens qui parachevaient leur enquête. Je pus dénicher quelques instruments de bord coincés sous le Grand Gendarme du côté ouest, en particulier le gyrocompas, pièce précieuse pour l’enquête car il était peut être à l’origine du désastre. Plusieurs années après, l’enquête étant terminée, Bellonte que j’eus l’occasion de rencontrer me fit cadeau de son cadran.

Pendant de nombreuses années, je revins fréquenter ces lieux avec une certaine obsession. Peu à peu, je vis s’amenuiser puis dispatraitre les restes du malheureux Skymaster, en même temps que disparaissaient les restes calcinés de la « Forteresse » américaine, qui avait explosé quatre ans auparavant dans le couloir Ouest du Malpasset. Là aussi, j’avais été présent pour la levée des corps, tout comme pour l’accident du Nice-Paris à la Moucherolle en 48. Partout en Dauphiné comme en Haute-Savoie, la montagne semble avoir fait le ménage après ces catastrophes aériennes, comme pour se faire pardonner. Mais a-t-elle besoin d’être pardonnée ?

Pour découvrir le travail de collecte de cette histoire : 60 ans après, l'accident de l'Obiou

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