Lesdiguières  avait le grand avantage de pouvoir se retirer en Champsaur et en Valgaudemar et de refaire en ces pays ses forces et ses troupes sans être aucunement inquiété.

Le Champsaur et le Valgaudemar sont des vallées tellement enserrées de montagnes qu'on n'y peut guère pénétrer que par deux endroits. Vers le côté de Gap, par les hauts cols de Bayard et de Manse et de l'autre côté, par les gorges du Drac. Ces deux passages sont ardus et difficiles ; aussi bien les ennemis du redoutable capitaine regardaient-ils à deux fois avant de s'engager témérairement en des lieux de si facile embuscade où maints d'entre eux déjà avaient été déconfits pour l'avoir tenté.

Il était pourtant notoire que du côté de Grenoble sa défense avait un point faible. C'était la place forte de Corps qui s'avançait dans les gorges du Drac comme un coin dans l'arbre et pouvait commander l'entrée du Champsaur par l'une ou l'autre rive du torrent.

Sur la rive gauche, Lesdiguières tenait bien l'ennemi en respect par le moyen de ses châteaux de Beaufin et d'Ambel quasiment imprenables tant la nature elle même les avait fortifiés; mais, vers la rive droite, en s'appuyant sur Corps, l'ennemi pouvait contourner les pentes de Rochecourbe et parvenir jusqu'en face de Lesdiguières par des chemins difficiles mais non impraticables à des gens résolus.

Le grand capitaine avait déjà tenté un coup de main pour s'assurer cette place, mais son attaque ayant été éventée par le sire de Gordes, celui-ci avait secrètement pourvu la ville d'une garnison qui avait à l'heure dite culbuté les assaillants, et le renard dauphinois avait dû remettre à des temps meilleurs cette conquête qui pourtant lui semblait nécessaire plus qu'aucune autre.

 
Or, c'était au printemps de l'an 1569. Le sire de Lesdiguières avait dû regagner le Champsaur. Devant l'hiver, il avait envoyé une grosse partie de sa troupe soutenir les réformés de Die, et il n'avait pu avec celles qui lui restaient, arrêter le duc de Mayenne qui avait mis le siège devant La Mure. Aussi bien il avait laissé presque tous ses hommes d'armes en observation vers Pellafol avec ordre de ne livrer nul combat. Lui-même s'en était venu avec quelques chevaux légers, que commandait le sergent L'Ubac, notre vieille connaissance, en son manoir de Lesdiguières au pied du mont Faraud, en face le Valgaudemar. Il comptait en cet endroit, attendre la compagnie qui devait lui faire retour.

Les choses tramaient en longueur, et comme le sire Lesdiguières ne recevait nul avis des uns ou des autres, il se promenait le long de son étang à l'instar d'un destrier qui ronge son frein. Quand il passa devant le bastion où se tenait la petite garnison du castel, (laquelle à cette heure, ne comprenait que les hommes d'armes de L'Ubac), il aperçut ce dernier qui regardait de son pauvre œil sans compagnon les gorges du Drac à l'endroit où s'élevait la tour de La Pral.

- « Par la mule du Pape, sergent » lui dit-il en lui frappant sur l'épaule, car il était volontiers familier avec ses vieux compagnons d'armes « Que regardes-tu sur le chemin de Corps ? Ne verrais-tu, par aventure, accourir les gens de Monseigneur de Mayenne qui viendraient surprendre le hibou dans son nid ? »
- « Que nenni ! Sire, je pense bien que ceux de La Mure ne leur laissent pas le temps de cavalcader, mais s'il en était autrement et qu'ils se puissent joindre à ceux de Corps, de par tous les diables d'enfer, je pense qu'il ne se faudrait point endormir en ce castel ! »
- « Ne te mets pas en peine, L'Ubac, répondit le sire Lesdiguières, qui sentait en lui-même combien le sergent disait vrai, Poligny ne saurait tarder de m'amener mes gens de Die. Quand ils seront venus nous irons rejoindre Mayenne et nous passerons par Corps pour voir si ces bons ligueurs ne dorment point. »
- « Quel besoin, Messire, d'attendre aussi longtemps ? Nos lames se vont rouiller en ces murs, car point n'est une occupation de gens de guerre, de voir courir les poissons de votre étang. »

Le sire Lesdiguières était devenu songeur. II... pensait comme son sergent, et plus encore que ses hommes d'armes, souffrait d'être obligé de se tenir coi ; mais le rusé capitaine ne se voulait aventurer qu'à coup sûr, et il n'avait même pas une compagnie mais seulement comme je l'ai dit quelques chevau-légers pour toute armée !

- « S'il convient à votre seigneurie de me laisser le soin et cette affaire », continua le sergent L'Ubac, « peut-être bien la pourrai-je mener tout seul !"Que seulement il lui agrée d'être demain près la poterne de l'Ara, à la nuit noire, pour pouvoir entrer dans Corps avec ses hommes d'armes, si d'aventure la porte s'en venait à ouvrir. Pour ce qui est de moi, je lui demanderai de partir sans tarder pour l'Ubac où je me voudrais rafraîchir les idées à l'air du pays, avant de tenter la chance !»
- « Ouais ! s'exclama le sire des Diguières, tu me vas sans doute en ton beau pays, lever une compagnie de boucs et de chèvres, car sur ma parole, il ne s'y voit guère autre chose !»
- « Bien le ferai-je sur ma foi », répondit le sergent L'Ubac, si cela est utile pour le service de votre seigneurie ! qu'elle se fie à mon œil ! il est bon, car il se doit acquitter de la charge de deux ! »
Et sur ce le sergent L'Ubac, à qui le sire Lesdiguières avait octroyé sa licence, fit baisser le pont-levis sur l'eau croupissante des fossés emplis d'ajoncs et partit en sifflant vers le gué de La Trinité (*), lequel est en bas des terres des Diguières, et le plus directement mène au Valgaudemar.

Depuis le matin, la ville de Corps était en émoi. Un pâtre et des marchands qui s'en venaient du Valgaudemar avaient conté que le même jour le sire Lesdiguières attaquerait la place, car bien il était résolu d'en prendre possession, fallût-il lui donner assaut et la brûler toute entière pour la punir de sa résistance...

Un marchand même ajoutait qu'il avait vu des arquebusiers traverser le pont Bernard, pendant que d'autres allaient passer le pont du Loup (*) et c'était des premiers d'eux qu'il tenait le fait.
 
Le gué de la Trinité est immédiatement avant le confluent du Drac et de la Séveraisse.
* Ces deux ponts sont situés dans les gorges du Drac, le premier à l'entrée de ces gorges, le second, au-dessous de Beaufin.
 
 
Les « Corpatus » étaient d'autant plus contristés que leur gouverneur fût parti pour La Mure, afin de. voir Monseigneur le duc de Mayenne, et convenir de la résistance qu'il serait opportun de faire au sire Lesdiguières s'il venait tenter un nouveau coup de main sur la ville. La menace surtout faisait trembler beaucoup d'entre eux, car ils savaient que le sire de Bonne était homme à tenir les promesses de ce genre, vu qu'on ne connaissait guère de capitaine aussi tenace que lui quand il avait avancé quelque chose.
 
D'aucuns — car il s'en trouve toujours d'aussi zélés en pareille occurrence — auraient voulu capituler séance tenante ; mais les autres firent remarquer qu'il fallait auparavant savoir en quel lieu se trouvait le dire Lesdiguières et qu'il valait mieux préparer la résistance, si non pour attendre le retour du gouverneur, du moins pour avoir conditions meilleures, que le redouté capitaine ne manquerait pas d'octroyer, s'il voyait que la place se pût défendre avec quelqu'avantage. Aussi bien la garnison qui se composait de quelque cinquante hommes, arma les bourgeois et mit des sentinelles tout le long du chemin de ronde, car nul ne savait par où viendrait le vieux renard; peut-être bien par plusieurs endroits à la fois, car il était passé maître en fait d'embûches, tromperie, ruses et diableries, et qu'en plus il devait avoir grande envie de se venger.
La ville de Corps se trouve, comme chacun sait, dans une position forte, vu qu'elle est à l'instar d'une selle sur la croupe d'une montagne, entre un vallon escarpé et un ravin pentueux qui lui forment défenses naturelles. Le vallon est celui de la Sesia et le ravin a nom ravin de l'Ara. Le troisième côté est celui de la montagne. Iceluy, à la vérité, était assez mal défendu par une muraille sans bastion ni courtine, laquelle même était démunie de créneaux ; mais chacun pensait que la chose était peu utile, car on ne pouvait accéder de ce côté que difficilement par des sentiers escarpés bien plus propres aux chèvres qu'aux hommes d'armes. Aussi bien les défenseurs de la place s'étalent portés d'aucuns à la porte de la Sesia et les autres vers celle de l'Ara. Tous étaient aussi incertains, mais emplis de fièvre et d'impatience de savoir ce qui allait advenir.
Or la nuit était tantôt noire et le sire Lesdiguières n'avait point encore paru. Les plus confiants commençaient d'espérer que point il ne viendrait, mais les plus madrés pensaient qu'il voulait attendre la nuit pour mieux surprendre la ville et plus sûrement s'en emparer. Iceux disaient donc qu'il y avait lieu de craindre plus que d'espérer
d'espérer point ils ne se trompaient, car aussitôt que la
nuit fut noire, une sentinelle signala des feux en grand nombre qui se mouvaient sur la montagne, au-dessus des portes de l'Ara. Ce ne pouvait être que les soldats du sire Lesdiguières qui tenaient allumées les mêches de leur arquebuse, et ces feux étaient pour le moins au nombre de cent.
Mais les Corpatus n'étaient pas au bout de leur peine. Comme ils étaient portés vers l'Ara pour voir les dits feux, une autre sentinelle advint toute essoufflée d'avoir couru, pour dire que d'autres feux se mouvaient de pareille manière vers le pied de ville du côté de la Sésia. Ces feux n'étaient certes pas en moins grand nombre et la nouvelle glaça de terreur les défenseurs de la place qui pensaient ne pouvoir résister aux arquebusiers, surtout s'ils venaient des deux côtés par la. montagne, d'où la muraille était de facile escalade.
Chacun s'émerveillait seulement de voir que tant d'hommes d'armes se pouvaient mouvoir en pareils lieux, pensant à part eux, qu'il fallait bien que ce fussent des diables de huguenots, des suppots de Satan pour le faire avec leur arquebuse, sans trébucher dans le précipice.
Comme les bourgeois et la garnison en étaient à délibérer sur ces choses fâcheuses, le son d'une trompette retentit à la porte de l'Ara. C'était un hérault d'armes du sire Lesdiguières qui ainsi parla : « Bonnes gens de Corps, avant « que de vous donner assaut, avec ses. nombreuses trou« pes, le sire Lesdiguières vous fait sommer, comme il « convient, de lui ouvrir vos portes, afin qu'il puisse établir « garnison en votre ville. Il vous respectera vous et vos « biens si nul ne lui fait résistance ; mais s'il se voit con« traint de pénétrer de vive force ; chacun de vous subira « les rigueurs accoutumées, et sera bellement pillé et « brûlé. Or donc si devant qu'il se soit écoulé une heure « vous n'avez rendu vos armes au sire des Diguières, qui « attend for la poterne de l'Ara, à la tête de son avant« garde, il conviendra que. vous vous apprêtiez à vous « défendre suivant vos moyens. »
Mais point n'attendit une heure le sergent L'Ubac, (car c'était lui-même. Presqu'aussitôt les portes furent ouvertes et lui fut dit que les gens de Corps s'en remettaient au sire Lesdiguières pour ce qui concernait la sûreté et la conservation de leurs personnes et de leurs biens.
Le sergent courut donc avertir le sire Lesdiguières qui entra dans la ville sans désemparer, à la tête de ses seuls vingt archers, et reçut soumission à merci de tous ceux de Corps.
Quant à la garnison des ligueurs, elle n'avait eu garde d'attendre, et, ne pouvant fournir défense utile, elle s'était enfuie, de l'autre porte, afin d'avertir le gouverneur et le duc de Mayenne que Lesdiguières avait investi la place à la faveur de la nuit avec des troupes si nombreuses, qu'eux mêmes avaient eu grand peine à s'en échapper.
Quand le sire Lesdiguières eût mis ses propres chevaulégers à la place des gens d'armes de la Ligue, le sergent de L'Ubac lui vint demander s'il ne jugeait pas séant de réquisitionner le logement des troupes qui lui venaient d'aider à s'emparer de la place. Comme iceluy. déclara consentir, L'Ubac s'en fut quérir les dits et l'on vit presqu'aussitôt rentrer dans Corps, marchant en bon ordre, un gros troupeau de boucs et de chèvres du Valgaudemar.
Toutes ces bêtes avaient une mêche d'étoupe enduite de graisse, attachée au bout de leurs cornes, dont maintes encore était allumées. D'aucunes avaient des lanternes au vol et devant le troupeau, tout seul, un bouc haut cornu, avec une barbe merveilleuse, s'avançait si gravement qu'on eût dit un président à mortier suivi du Parlement..
Et furent mises les dites bêtes en étables closes pour y passer la nuit, devant que d'être rendues à leurs maîtres.
Les Corpatus s'étaient assemblés grandement émerveillés et tout contrits quand ils eurent appris quels étaient les soldats qui les avaient effrayés au point de les empêcher de faire résistance. Mais point trop il n'y avait de quoi, car c'était moins les chèvres qui les avaient déterminés à ouvrir leurs portes que le renom du sire Lesdiguières le quel commençait à se répandre grandement à la ronde 1.
Aussi bien cette histoire ne serait point achevée si je ne vous disais ce qu'il advint du rusé sergent L'Ubac, auquel Lesdiguières dit en matière de conclusion : « Puisque si brillamment et avantageusement tu commandas une compagnie de boucs, je ne te veux point enlever ta charge, mais seulement te donner d'autres soldats, voulant et désirant que tes nouveaux me rendent si grands services que tes anciens.
Ainsi fut fait capitaine le sergent L'Ubac.
 
 
 



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